Je ne lis pas Maître Eolas : il écrit trop et je n’ai pas le temps. Et comme en plus, je ne suis pas certaine que je résisterais à l’envie de répondre, j’en perdrais encore plus. Je lis, en revanche, un autre plaisantin du droit qui fut aussi mon étudiant (il y a des malheurs qui se partagent) et qui sévit sous le pseudo de Felix Rome comme éditorialiste au Recueil Dalloz.
C’est donc par Félix Rome, et à l’aune du temps dont je dispose puisqu’il s’agit d’un numéro du Dalloz daté du 10 avril, que j’apprends que Maitre Eolas aurait décerné un prix destiné à sanctionner une « aberration juridique proférée, de mauvaise foi, pour des motifs d’opportunité politique » à Marine Le Pen pour avoir déclaré lors d’une interview radiodiffusée où l’on évoquait une condamnation de première instance dont elle avait fait l’objet dans une affaire dont j’avoue tout ignorer, qu’elle n’avait pas été condamnée parce qu’elle avait fait appel.
N’ayant aucunement l’intention d’aller patauger dans des sentiers fangeux que je laisse volontiers à ceux qu’ils intéressent, la seule chose qui me retient ici est la notion d’« aberration juridique ».
Et de ce point de vue, j’ai très envie de renvoyer tout le monde : Marine, Eolas et même Félix Rome, qui pour être le moins mauvais du lot n’en manque pas moins de rigueur, à l’Université pour une bonne formation continue en procédure pénale.
Et j’en dis quelques mots ici.
Contrairement à ce qu’on dit et lit partout, le Droit continental, dont le Droit français est la meilleure illustration, est beaucoup plus sourcilleux que le Droit anglo-saxon quant à la présomption d’innocence.
Quand une personne est condamnée en première instance en Grande Bretagne, elle cesse d’être présumée innocente et devient coupable, et cela qu’elle fasse appel ou non. La meilleure preuve est que si elle était détenue avant son jugement, l’administration pénitentiaire britannique la fait sortir du régime des détenus provisoires pour entrer dans le régime des condamnés exécutant une peine.
En France, la présomption d’innocence cesse et ne cesse qu’avec une condamnation définitive, c’est-à-dire qui n’est plus susceptible d’aucune voie de recours interne. Quand une personne est condamnée en première instance et si quelqu’un (elle-même ou le ministère public) fait appel, elle a, certes, été condamnée, mais elle reste juridiquement innocente. Si elle est en détention provisoire (qu’elle y ait été placée avant son jugement où que le tribunal ait décidé de la faire arrêter à l’audience quand il le peut), elle reste ou est placée sous le régime des détenus provisoires. Si la cour d’appel confirme la condamnation mais que l’intéressé forme un pourvoi en cassation, la personne en cause a été condamnée deux fois, mais elle est toujours juridiquement innocente et détenue provisoire. Si la cour de cassation casse l’arrêt d’appel et renvoie devant une autre cour d’appel, l’intéressé est toujours innocent et il le demeurera, même s’il est de nouveau condamné, s’il fait un second pourvoi en cassation et cela jusqu’à ce qu’il ne puisse plus y avoir de voies de recours internes disponibles ou que les délais pour les exercer aient été épuisés. A ce moment-là, mais à ce moment-là seulement, la personne jusque-là innocente poursuivie devient condamnée et passe, en cas de condamnation privative de liberté, sous le régime des condamnés exécutant une peine.
Il faut donc faire bien attention à distinguer la condamnation et la culpabilité. En déclarant, après une condamnation, qu’elle n’avait pas été « condamnée » parce qu’elle avait fait appel, Marine Le Pen a, à l’évidence commis une erreur. Mais c’est une pure erreur terminologique puisque ce qui est fondamental est le fond du droit et que le fond du droit est que condamnée ou pas, elle est, du fait de son appel, innocente des faits qu’on lui reproche et qu’il est éminemment probable que c’est cela qu’elle voulait dire. Qualifier ça d’« aberration juridique » ne peut être que le fait de ceux qui n’ont pas été habitués à corriger des copies d’étudiants. J’ai vu bien pire, y compris dans des copies où ce pire n’a pas entrainé de catastrophe majeure pour ses auteurs. Face à cette erreur-là, j’aurais sans doute orné la marge d’un « non », mais je ne suis même pas certaine que j’en aurais nécessairement tenu compte dans la note finale. Et si j’avais le temps d’écouter les médias pendant une semaine, je serais en mesure de fournir à Maître Eolas pour son prochain prix, des dizaines de monstruosités véritables dans la matière qui nous intéresse tous les deux. Ce n’est pas le cas ici et compte tenu de ce que j’ai dit en commençant, je me garderais bien d’épiloguer sur le choix qui a été fait.