Il est vrai qu’il existe une formule classique, en droit, celle qui consiste à constater que telle ou telle décision de justice à fait jurisprudence.
Il est regrettable que les non juristes persistent à ne pas se rendre compte que les juristes, les vrais, n’emploient jamais cette formule qu’au passé, pour constater, qu’après un délai raisonnable et généralement long (de l’ordre de la dizaine d’année) le point de vue adopté par une juridiction, sur une question donnée, a été systématiquement suivi par les autres.
Contrairement aux médias, on ne trouvera jamais un juriste sérieux pour prétendre que telle décision qui vient ou, pire, va être rendue, « fera » au futur, jurisprudence, pour l’excellente raison que personne n’en sait rien. Les meilleurs ouvrages de droit fourmillent, dans toutes ses disciplines, de développements expliquant que telle position d’une cour suprême interne (Cour de cassation ou Conseil d’Etat) n’a jamais réussi à s’imposer aux juges du fond et il y a même des cas, qui sont loin d’être anecdotiques, où cette révolte des « moindre grades » a conduit à ce que la Cour suprême en cause abandonne son point de vue pour suivre le leur. Et la question ne dépend pas du niveau de la juridiction puisque, par exemple, pendant plus de cent ans, la définition de l’infraction pénale de violation du secret professionnel a été donnée par un jugement civil d’un tribunal de première instance d’une obscure province suivi par tous y compris la Chambre criminelle de la Cour de cassation.
Le point de savoir si telle ou telle décision fera ou non jurisprudence relève d’une alchimie mystérieuse que personne n’a, jusqu’à ce jour, réussi à décrypter.
C’est dire à quel point peuvent avoir été insupportables, pour le juriste qui sait cela, les propos lus et entendus depuis hier à propos de la décision rendue par le Conseil D’État sur l’affaire qu’il est convenu d’appeler du « burkini ».
Exemples :
A la suite de l’arrêt du Conseil D’État,
– « Le Conseil D’État a tranché : le port du burkini ne constitue pas un risque de trouble à l’ordre public» ;
– « Un maire ne peut interdire le port de signes religieux dans l’espace public » ;
– Sont concernés « la trentaine d’arrêtés « anti burkinis » pris sur le territoire cet été » ;
– Tous les procès-verbaux dressés à la suite du non-respect des arrêtés pris sont automatiquement annulés ;
Etc…, Etc…
N’en déplaise à ceux qui affirment sans manifester le moindre doute, ces contrevérités, il n’en est pas du tout ainsi.
La France, comme tous les pays de droit continental par opposition aux pays de droit anglo-saxon, ne connait pas la règle du précédent. Une décision de justice n’a d’autorité que sur l’affaire précise qu’elle juge et encore (mais cela nous amènerait à des subdivisions abusivement techniques) pas nécessairement sur toute l’affaire dont elle est saisie. Et elle ne lie pas plus la juridiction qui l’a rendue, qui peut changer d’avis à propos d’une affaire voisine (sinon il n’y aurait jamais de revirement de jurisprudence), qu’elle ne s’impose aux autres juridictions.
Sur le sujet qui nous occupe, le Conseil D’État a jugé que l’arrêté municipal pris le 5 août dernier par le Maire de Villeneuve-Loubet était nul. Point final.
Pour Villeneuve-Loubet :
a) Rien n’interdit au Maire de la Commune de prendre un nouvel arrêté ayant le même objectif que le précédent et rien ne permet de dire que ce nouvel arrêté, s’il était déféré au Tribunal administratif, ne serait pas reconnu valable par lui, comme il l’avait jugé pour le précédent. Certes, un nouveau recours au Conseil d’Etat conduirait peut-être à une nouvelle annulation, mais peut-être seulement, car rien n’est certain.
b) Les procès-verbaux de contraventions qui ont pu être dressés dans le cadre de l’arrêté annulé, s’il y en a eu, ne disparaissent pas par enchantement, le Conseil d’Etat étant dépourvu de toute compétence à leur propos. Pour qu’ils ne produisent pas leur effet, il faut nécessairement une intervention d’une autorité judiciaire qui peut survenir dans deux cas. Ou bien le ministère public, usant de son pouvoir d’apprécier l’opportunité des poursuites, les classe sans suites. Mais il pouvait le faire dès l’origine et la décision du Conseil d’Etat ne change rien à l’affaire. Ou bien la poursuite suit son cours et le tribunal devra, lui, constater que le texte servant de base à la poursuite a disparu et il devra relaxer. Mais rien ne se fera automatiquement.
Ailleurs qu’à Villeneuve-Loubet :
L’arrêt du Conseil d’Etat est un non-événement.
Les arrêtés pris par une trentaine de maires de Nice au Touquet restent en vigueur et continuent à servir de base valable à des procès-verbaux d’infractions susceptibles d’être poursuivies.
Rien ne serait pire (pour le droit car je m’interdis de traiter ici de la question de fond du burkini qui n’est pas mon problème présent) que de voir des maires prendre l’initiative de retirer leurs arrêtés ou donner des ordres pour qu’ils ne soient pas appliqués.
Et il est clairement prématuré d’envisager le vote d’une loi.
La Ligue des droits de l’homme prétend vouloir attaquer tous les arrêtés pris. C’est une bonne nouvelle pour le droit et un jeu dangereux pour elle car si d’aventure une forte majorité de tribunaux administratifs se prononçait pour la validité des arrêtés, ce que personne ne peut savoir à l’avance, une question se poserait à l’évidence à laquelle le Conseil d’État ne pourrait pas être insensible.
En France, la jurisprudence n’est pas la loi et une décision de justice ne fait jamais la jurisprudence.