Longtemps après les Dequesnois, les Groseille et le « long fleuve tranquille » deux bébés échangés dans une maternité alimentent de nouveau les média, d’une façon, il est vrai, assez différente.
Que deux nouveau-nés puissent être échangés dans une maternité constitue, à l’évidence, pour celle-ci une faute gravissime que cela émane d’une mauvaise organisation de l’établissement ou d’une faute commise par un membre du personnel dont la maternité est nécessairement responsable. Et le fait que ce membre soit éventuellement alcoolique, loin d’exonérer la clinique de sa responsabilité, comme on a osé le prétendre, est, au contraire, un facteur lourdement aggravant.
Mais cela dit, quelles doivent être les conséquences de cette faute ?
Les faits en question ne relèvent d’aucune qualification pénale et il ne peut donc être question d’une sanction de cet ordre.
Les sanctions les plus adaptées devraient être administratives : fermeture, retrait d’agrément, etc…Mais il se trouve que dans l’affaire d’aujourd’hui, l’établissement n’existe plus et que ces sanctions sont donc inapplicables alors surtout que la juridiction a jugé que les médecins qui travaillaient à l’époque des faits dans cette clinique n’avaient commis aucune faute ce qui empêche le moindre retentissement sur la suite de leur carrière.
Conclusion : énorme faute ; aucune conséquence possible.
Est-ce cela qui choque au point d’avoir conduit à inventer des sanctions imaginaires puisque les média expliquent que cette faute a été sanctionnée de 1,8 millions d’euros de dommages-intérêts et que c’est peut-être, aussi, cette absence de sanction que le tribunal a voulu éviter en détournant, pour partie, les dommages-intérêts de leur finalité.
Les dommages-intérêts accordés aux victimes d’une faute n’ont pas pour rôle de sanctionner la faute commise, mais d’indemniser ces victimes. Ils doivent donc être calculés non pas sur l’importance de la faute mais sur l’importance du préjudice subi. Une faute minime peut entrainer des réparations énormes si les conséquences privées de cette faute ont été considérables et une faute très lourde n’entrainer que de faibles dommages-intérêts si elle a eu peu de conséquences. Et surtout, ces dommages-intérêts doivent être justifiés par des préjudices dont la réalité et l’importance doivent être établis par ceux qui les demandent et détaillés par la juridiction qui les accorde.
C’est là que le bât blesse dans l’affaire d’échange de nouveau-nés dont bruissent les médias, au moins, d’après ce que l’on en dit aujourd’hui. Il semble bien, en effet, que les préjudices subis soient aussi légers que les preuves qui en sont rapportées, au moins pour un grand nombre de leurs demandeurs, et que la juridiction n’ait pas jugé utile de s’expliquer sur les montants retenus.
Contrairement aux faits de l’affaire qui inspira le « long fleuve tranquille » aucune des personnes qui étaient encore en mesure de le faire n’envisage de contester la filiation faussement établie et qui, à défaut de contestation, reste la seule valable. Et elles veulent encore moins procéder à une « remise en état ». Autrement dit, ce que ces enfants et ces familles souhaitaient, c’est faire reconnaitre une vérité de fait sans incidence ni de droit, ni de vie courante. Dès lors que cela est obtenu par le jugement, on peut penser que leur préjudice est réparé et qu’aucune allocation de dommages-intérêts supplémentaire ne se justifie. On aimerait bien savoir, en effet, sur quelles bases s’appuyaient les demandes initiales qui, nous dit-on portaient sur douze millions d’euros sans qu’on en sache davantage sur les personnes dont elles émanaient ni sur les dommages qui étaient invoqués. En dehors de la volonté de profiter d’une situation pour faire une bonne affaire, ce qui n’est pas encore un motif légitime d’indemnisation, on ne voit guère.
Il est vrai qu’une des deux familles justifie d’un préjudice réel dans la mesure où le teint halé de l’une des deux enfants a donné lieu à des quolibets qui ont fait dire à des gens très intelligents qu’elle était « la fille du facteur ». Il est clair, dans ce cas, que l’enfant et ses deux parents sociologiques ont subi un préjudice de réputation qui doit être réparé. Il est clair aussi que l’attribution, par le tribunal, de 100.000€ à chacun d’entre eux est une réparation adaptée. Mais qu’en est-il des autres personnes qui se prétendent intéressées ?
En l’état actuel des informations médiatiques, l’autre enfant et ses parents sociologiques n’apportent la preuve d’aucun préjudice particulier. C’est pourquoi il est aberrant de leur attribuer un montant de dommages-intérêts identique à celui reconnu à la première famille qui prouve, elle, un préjudice spécifique.
Quant aux frères et sœurs, de part et d’autre, on cherche vainement de quoi ils peuvent se plaindre. Quand des parents biologiques décident d’adopter un enfant supplémentaire, leurs enfants par le sang ne peuvent élever aucune critique ni aucune revendication. Or on ne se trouve même pas ici dans une situation analogue : les parents dont les enfants ont été échangés ne veulent rien changer ni en droit, ni à la réalité des choses ; ils ne procèdent même pas à une adoption de fait de l’enfant qui ne serait pas le leur puisque la filiation des enfants en cause, pour inexacte qu’elle soit biologiquement, demeure juridiquement inchangée. Pourquoi dès lors leurs enfants biologiques devraient-ils recevoir 25000€ chacun ? Ils ont jusqu’à présent vécu avec quelqu’un qu’ils considéraient comme leur sœur ; ils continuent à vivre avec elle et juridiquement, comme sociologiquement, cette personne est toujours leur sœur. En outre et en admettant que certains puissent être perturbés, il est probable que cet état de perturbation varierait selon les individus. L’attribution uniforme de 25000€ ne répond donc pas à la finalité d’indemnisation de la somme attribuée.
Car cette affaire est aussi l’occasion de s’arrêter sur une déviance de plus en plus évidente des parties, dans leurs demandes, mais aussi des juridictions, dans leurs décisions, quant à l’attribution de dommages-intérêts : découverte de préjudices d’une nature de plus en plus variée, pour ne pas dire fantaisistes (préjudice d’attente, d’angoisse, etc…) ; attribution à des personnes de plus en plus nombreuses et de plus en plus éloignées de la source du dommage et, enfin, fixation de barèmes objectifs pour l’indemnisation de préjudices autres que matériels alors que ces situations devraient donner lieu à une évaluation strictement individuelle, beaucoup plus fine et toujours justifiée. On le voit tout particulièrement dans les indemnisations délirantes, dans leur principe et leur montant, qui sont attribuées dans le cadre d’accidents collectifs, notamment de moyens de transport. La mort d’un enfant est toujours un cataclysme mais l’argent y peut-il quelque chose ?
L’indemnisation du préjudice moral était, il n’y a pas si longtemps encore, contestée dans son principe même. Ce principe étant aujourd’hui admis, il va néanmoins de soi que son absence totale d’objectivité impose aux juridictions d’être raisonnables.
Raisonnables, d’abord, dans le montant attribué qui doit rester largement symbolique : le chagrin n’a pas de prix.
Raisonnable, ensuite, dans le nombre des personnes qui peuvent faire état d’un semblable préjudice. Les parents et les frères et sœurs, paraissent devoir être recevables, les grands-parents, en tant que tels, commencent à poser quelques problèmes et l’on doit s’arrêter là, sauf justification spécifique (enfant unique ayant développés des liens particuliers avec des cousins de son âge ou nourrice ayant pris en charge un enfant depuis sa naissance, par exemple). Or, en matière de perte d’enfants, les tribunaux vont allègrement jusqu’aux arrières grands-parents, aux oncles et aux cousins : dix-huit personnes pour un seul enfant dans une affaire dont nous avons eu récemment connaissance.
Enfin, le droit à indemnisation ne saurait aller de lui-même, en fonction d’une qualité juridique et doit donner lieu à une justification sérieuse. Même pour les pères et mères, pour lesquels cela parait le plus naturel, une vérification s’impose. Il ne manque pas, en effet, de parents qui, séparés de l’autre parent ne se préoccupent plus de l’enfant commun, cessent de le voir et naturellement de participer à son entretien. Il serait tout à fait inadmissible que ces parents soient indemnisés d’un préjudice d’affection qu’ils auraient si mal exprimée du vivant du défunt au seul nom de leur lien de parenté. Quant aux frères et sœurs, il n’y a pas de commune mesure entre un frère d’un âge comparable à celui de l’enfant décédé qui partageait avec le défunt ses activités, ses amis et peut-être sa chambre, un bébé de moins de trois ans qui ne s’est probablement rendu compte de rien ou un grand frère ayant lui-même sa propre famille. Toutes ces indemnisations doivent donc donner lieu à une appréciation et des explications détaillées pour aboutir à des sommes différentes.
Ceci pour dire qu’il s’impose de lutter contre l’instauration de barèmes basés, tant sur des critères objectifs de liens familiaux que sur des montants financiers ainsi que l’a fait le Tribunal de Grasse accordant la même indemnisation aux deux familles d’enfants échangés alors que leurs situations paraissaient, au moins d’après ce que l’on en sait aujourd’hui, tout à fait différentes. Ce n’est pas parce que les compagnies d’assurance établissent de semblables barèmes, ce qui peut se comprendre dans la logique mercantile qui est la leur et qui n’a, en soi, rien de répréhensible, que des juridictions statuant au nom du Peuple Français et qui n’ont pas les mêmes objectifs, doivent se laisser aller aux mêmes dérives.
Reste une certaine tentation des juridictions, dans laquelle le Tribunal de Grasse ne semble pas être tombé, mais qu’on constate dans d’autres décisions où, après avoir noté qu’un résultat s’étant manifestement et malheureusement produit, des tribunaux pensent qu’il relève de leur état de procurer à des familles, qu’ils estiment plus modestes que les auteurs des faits (cliniques, entreprises de transport et leurs compagnies d’assurance), le plus d’argent possible, en le prenant à ces « riches » fautifs. Une telle « justice de classe » constitue une violation de la loi et une conception de l’équité qui, étant nécessairement variable, selon les individus et donc selon les magistrats, ne peut qu’instaurer entre les justiciables des inégalités de traitement parfaitement injustifiées