Jusqu’à ce qu’elle statue, le 19 mars 2014, dans l’Affaire Kerviel, il était jugé par la Cour de cassation et admis par tout juriste de bon sens, que la faute éventuelle de la victime ne pouvait être prise en considération pour réduire la responsabilité civile de l’auteur des faits, lorsque l’infraction commise était une infraction contre les biens :
« Attendu qu’aucune disposition de la loi ne permet de réduire, en raison d’une négligence de la victime, le montant des réparations civiles dues à celle-ci par l’auteur d’une infraction intentionnelle contre les biens ;
Attendu que, pour décider que la Caisse du Crédit Mutuel de Cannes devait supporter pour moitié les conséquences du vol commis à son préjudice par Michel X…, la cour d’appel énonce que les investigations des enquêteurs ont fait apparaître, au sein de l’agence, un laxisme généralisé et que cette entreprise s’était trouvée, par la tolérance prolongée, ou l’insuffisante prévention de ses dysfonctionnements à l’origine de son propre dommage dans des proportions fixées à la moitié ;
Mais attendu qu’en statuant ainsi, la cour d’appel a méconnu le sens et la portée du texte susvisé, et du principe ci-dessus énoncé » (Crim. 7 nov. 2001).
La raison de cette position, au-delà de l’absence de texte, relevée par la Cour de cassation, en 2001, et qui devrait, d’ailleurs, suffire, est que l’auteur de l’infraction (un fraudeur quelconque) commet un acte intentionnel alors que la victime, même si elle s’est rendue coupable d’une faute de surveillance, n’est l’auteur que d’un fait d’imprudence, les deux choses ne pouvant, à l’évidence, être mises sur le même plan.
L’arrêt Kerviel du 19 mars 2014 était donc un revirement de jurisprudence, que la plupart de ses commentateurs ont considéré comme expliqué par le caractère exceptionnel de l’affaire, oubliant que la Cour de cassation ne statue par en fait mais en droit et que la question qui lui était posée était uniquement celle de savoir si la faute de la victime d’une infraction contre les biens peut avoir une influence sur la responsabilité civile de l’auteur des faits, indépendamment du point de savoir quel était le montant sur lequel portait les différentes infractions retenues et sanctionnées et qu’elle n’a pas normalement à prendre en considération.
Ayant ainsi jugée, mais bien obligée de constater que lorsque plusieurs fautes ont concouru à un unique dommage, seuls les juges du fond sont compétents pour répartir le poids de la responsabilité de ce dommage unique, la Chambre criminelle renvoya devant la Cour d’appel de Versailles qui vient de rendre une décision pour le moins surprenante.
Sur le terrain juridique, la Cour de Versailles se rallie à la position de la Cour de cassation pour admettre que même en matière d’infractions contre les biens on peut tenir compte de la faute de la victime pour déterminer son préjudice, ce que, rappelons-le, une fois de plus (Voir notre Blog « Qu’est-ce que faire jurisprudence ? »), elle n’était pas obligée de faire.
La Cour commence par rappeler que Jérôme Kerviel a bien développé des « agissements délictueux » ; qu’il a fait preuve de « ruse et de détermination » et exploité les failles qu’il avait repérées dans l’organisation de la banque pour « concevoir et couvrir ses activités délictueuses », tous faits intentionnels et éminemment graves.
La Cour confirme ensuite le montant du préjudice global causé à la banque et fixé à 4,9 milliards d’Euros.
Puis elle détaille avec un soin tellement grand qu’il finit par interpeller, les dites failles de surveillance reprochées à la banque.
Enfin elle termine par condamner Jérôme Kerviel, à payer à la banque le somme de 1 million d’Euros.
Autrement dit, le « partage » de responsabilité entre l’auteur de multiples fautes intentionnelles et celui d’un manque de surveillance fait que le premier est déclaré responsable pour d’1/5000 du préjudice, soit 0,0002% ce qui implique que la banque est responsable, elle, pour 4999/5000, soit, 99,9998% du même préjudice!!!
Il est, d’ailleurs, à noter, que la Cour s’en est tenue à l’énonciation des chiffres et n’a précisément pas fait, ce que font habituellement les juridictions : répartir les responsabilités en pourcentage, sans doute pour ne pas se couvrir du ridicule que nous venons de démontrer.
Une fois admis le principe éminemment contestable d’un partage de responsabilité entre l’auteur d’une infraction contre les biens et la victime dont on peut relever l’imprudence, un partage par moitié, compte tenu, il est vrai de l’importance de l’imprudence de la banque et sans doute des avantages qu’elle en a retiré, aurait pu se comprendre. Mais ce simulacre de partage après qu’on ait relevé la gravité des fautes commises par l’auteur des faits (condamné pénalement et définitivement, rappelons-le, à 5 ans d’emprisonnement dont trois fermes) est ahurissant.
Et ce n’est pas tout.
Au moment où l’on est en train, partout en France, de faire passer les épreuves du Certificat d’aptitude à la profession d’avocat, on ne peut qu’être surpris d’entendre l’avocat de la Société générale, qui passe pour être un des grands pénalistes parisiens, se féliciter de cette condamnation au motif qu’elle répond aux aptitudes financières de Jérôme Kerviel. Et il faut dire que la précédente condamnation (à 4,9 milliards d’Euros) avait été fustigée par les plupart des médias (dont les parties prenantes feraient mieux la plupart du temps de tourner sept fois leurs mains au-dessus de leur clavier avant d’écrire des âneries) au nom de sa « stupidité ».
Une fois de plus rappelons LE DROIT.
Actuellement la règle est que l’auteur ou les auteurs multiples d’une faute doivent réparer la totalité du préjudice souffert par la victime, ni plus, ni moins. Si l’on veut désormais que l’importance de la responsabilité à retenir à la charge de l’auteur d’une faute soit calibrée en fonction de sa capacité de contribution, ce n’est pas impossible, mais il faut changer la loi et bien en concevoir les incidences car cela voudrait dire que tout « pauvre » peut faire n’importe quoi à un « riche ».
En outre, il y a une différence fondamentale EN DROIT à être condamné à 4,9 milliards d’Euros, même si la victime ne peut en récupérer qu’une infime partie et être condamné à 1 million d’Euros, même si celui-ci est intégralement payé.
Et que le lecteur non juriste (si j’en ai…) ne se dise pas que tout cela est sans importance car il s’agit d’une affaire atypique qui n’aura pas d’autre incidence sur la vie du droit et donc potentiellement sur la sienne propre.
Qu’il ne nourrisse pas cette illusion car le droit est comme le froid, c’est une chaine.
La conséquence logique de la nouvelle règle posée par la Cour de cassation, suivie par la Cour d’appel de Versailles et réitérée par la Chambre criminelle dans une affaire d’abus de confiance des plus banales (25 juin 2014) et selon laquelle la faute d’imprudence de la victime peut exonérer l’auteur intentionnel d’une infraction contre les biens des conséquences civiles de son infraction implique forcément qu’un jour proche le cambriolé ne pourra plus être indemnisé du préjudice souffert s’il n’a pas transformé son appartement en Fort Knox pourvu de trois verrous certifiés et de deux alarmes ce qui en l’état actuel de l’insécurité peut apparaitre comme d’une folle imprudence. Et il y a fort à parier que nous allons voir réapparaitre le serpent de mer du vol dans les grands magasins.
Depuis une quarantaine d’années, un mouvement « doctrinal » milite pour la dépénalisation des vols chez les commerçants au motif qu’en exposant à la libre appréhension du public des produits que certaines personnes ne peuvent s’offrir, ils commettent l’imprudence de favoriser la convoitise de ces personnes dont le vol deviendrait compréhensible, voire légitime. Et ce n’est pas purement théorique puisque ce mouvement de pensée avait même convaincu le législateur de la loi « Sécurité et Liberté » de 1981 (qui était parait-il d’une terrible sévérité ???) dont le projet entérinait cette dépénalisation qui n’a été supprimée que pendant les travaux préparatoires grâce à la vigilance du Sénat. Si les voleurs des grandes surfaces ne peuvent plus être pénalement punis et que leur responsabilité civile est diminuée du fait de l’inconscience des vendeurs, cela risque de ne pas faciliter l’exercice du commerce.
En clair, toute cette affaire confirme qu’en matière de politique pénale, on marche sur la tête : affirmation que les infractions de profit sont au moins aussi graves que les infractions contre les personnes (Voir notre Blog : « Réquisitoire Cahuzac et politique pénale ») et aujourd’hui mise sur le même plan, quand ce n’est pas, comme ici, avec une hiérarchie inversée, d’infractions intentionnelles graves et de simples imprudences.
Les candidats que se bousculent à la magistrature suprême et dont les programmes (au-delà du traitement du terrorisme) sont bien maigrelets sur la politique pénale, feraient bien de se réveiller.