L’institution du ministère public donne lieu à débats, pratiquement depuis qu’il existe. Il a beaucoup agité les médias ces dernières semaines à la suite d’incidents divers : un procureur général, modèle de discrétion et de mesure, invité à demander une mutation pour raison d’incompatibilité politique (ou plus exactement politicienne), juste au moment où le Garde des Sceaux vient d’être mise en examen dans le ressort dudit procureur général et une réforme présentée comme instituant l’indépendance souvent réclamée du ministère public, avant qu’on ne s’aperçoive que ce n’est peut-être pas aussi évident que cela avait été dit.
Dans la mesure où j’ai été, dans la doctrine contemporaine la première à préconiser l’indépendance du ministère public (ma thèse de doctorat « Le ministère public entre son passé et son avenir », épuisée depuis longtemps chez son éditeur mais disponible dans toutes les bonnes bibliothèques), je crois utile de reprendre ici, à l’occasion de ces divers incidents, l’ensemble de la question.
Je prie les non juristes de pardonner ce qui pourrait leur sembler parfois très technique. Je les avais prévenus, dans mon Editorial, que cela pourrait se produire. Nous y sommes.
Et je prie les spécialistes d’excuser ce qui pourrait leur paraitre trop élémentaires: j’aimerais que toutes les personnes intéressées puissent suivre le raisonnement. Autrement dit je tente le grand écart que je reproche à l’institution à laquelle nous allons nous consacrer.
Il ne fait aucun doute que les officiers du ministère public appartiennent au corps de la magistrature. Recrutés et formés comme les magistrats du siège et avec eux, ils peuvent, au cours d’une carrière, passer du siège au parquet et inversement car il n’y a pas, en droit au moins, si l’on a le grand tort de la laisser trop souvent s’installer en fait, de spécialisation des fonctions à l’intérieur de la magistrature.
Il n’en demeure pas moins que le rôle des officiers du ministère public, dans le cadre du procès pénal, est tout à fait différent de celui des autres magistrats. Le ministère public ne joue pas au procès pénal un rôle de juge, il y est une partie, adversaire de la personne poursuivie et représentant les intérêts de la Société dont l’ordre public a été troublé par l’infraction commise.
La spécificité du ministère public se traduit par les différents noms qu’on lui donne.
Les officiers du ministère public sont le plus souvent qualifiés de «parquet» ou d’ «officiers du parquet». Cette appellation a une origine historique sur le détail de laquelle les historiens du droit ne s’accordent cependant pas entre eux. L’interprétation classique se réfère au temps où le ministère public se trouvait sur le parquet de la salle d’audience avec les parties privées alors que les juges de jugement, étaient seuls assis sur l’estrade. D’autres pensent que l’appellation vient du fait que les officiers du ministère public ont été, à une époque, séparés des juges comme des parties, pour être placés, à l’audience, derrière des balustrades, un petit «parc» (parquet). Quoi qu’il en soit, l’appellation est restée encore que sa justification, quelle qu’elle soit, ait disparu, le ministère public participant à l’audience sur le siège, séparé, mais proche des juges de jugement. On qualifie encore le ministère public de magistrature «debout» en raison du fait que ses magistrats se lèvent pour requérir à l’audience alors que les magistrats du siège sont toujours assis.
Ce sont là des signes ostensibles de l’originalité de la fonction du ministère public au procès pénal au sein de la magistrature.
Le fait que le ministère public exerce une fonction de poursuite dont on ne comprendrait pas qu’elle se manifeste d’une façon différente sur l’ensemble du territoire et à l’intérieur des différents parquets, selon le ou les magistrats qui en sont chargés, impose que le ministère public fasse l’objet d’une organisation hiérarchique. Les procureurs de la République des tribunaux de grande instance sont donc subordonnés aux procureurs généraux des cours d’appel et à l’intérieur de chaque parquet, les « substituts », bien nommés, sont subordonnés à leur chef de parquet. Mais si le principe hiérarchique entre magistrats du ministère public ne peut se discuter, il n’en est pas de même du point de savoir qui doit déterminer l’action commune en se trouvant au sommet de la hiérarchie.
La question ne se comprend qu’en rappelant l’histoire de l’institution depuis la Révolution.
1) Principes d’origine (1792-1958).
Parce qu’on disait, en 1788 que les officiers du ministère public étaient les agents du Roi auprès des tribunaux, les révolutionnaires ont cru transposer la règle pour la mettre en accord avec les nouveaux principes adoptés par eux, en déclarant que les officiers du ministère public seraient désormais les «agents du pouvoir exécutif auprès des tribunaux». Ils en ont déduit que le ministère public devait avoir, tant dans le cadre de l’exercice de ses fonctions que du statut de ceux qui l’exercent, une situation complètement différente de celle des autres magistrats, situation qui assurerait sa subordination au pouvoir exécutif.
L’ensemble du corps des officiers du ministère public a été placé dans une organisation hiérarchique, au sommet de laquelle se trouve le représentant du gouvernement pour les questions de justice, c’est-à-dire le garde des Sceaux qui peut donner aux membres du ministère public, dans le cadre de l’exercice de leur action, tous les ordres qu’il juge bon, concernant aussi bien la politique pénale dans son ensemble, qu’un groupe particulier d’infractions ou même une poursuite spécifique.
Corrélativement et quant à la gestion de leur carrière, les officiers du ministère public ont été subordonnés dans leur statut professionnel. Placés sous les ordres du gouvernement, les officiers du ministère public ne devaient pas bénéficier des règles relatives à la carrière des autres magistrats. Dans la pureté des principes, l’avancement comme la discipline des officiers du ministère public, étaient laissés à la libre disposition du garde des Sceaux. Même après la création d’une instance indépendante intervenant dans le statut des magistrats du siège, la nomination des magistrats du ministère public a continué de dépendre uniquement du garde des Sceaux qui les proposait à la nomination par décret du président de la République ou du conseil des ministres. Contrairement aux autres magistrats, les membres du ministère public étaient librement amovibles et révocables, notamment à titre disciplinaire, toujours par le garde des Sceaux. Ces sanctions disciplinaires échappaient, enfin, à tout contrôle juridictionnel car le Conseil d’État refusait à juste titre à intervenir dans le cours de la justice judiciaire ce qu’il aurait été obligé de faire pour savoir si la sanction infligée à un membre du parquet était justifiée ou non. Il ne pouvait que contrôler la forme de la procédure suivie.
Il est manifeste que la position d’origine des révolutionnaires correspondait à une erreur d’analyse.
Le droit de poursuivre les infractions, dès lors qu’il est retiré à leur victime directe, ne peut être que l’apanage du pouvoir souverain tel qu’il est défini dans la société considérée. S’il était donc parfaitement logique de dire, dans l’Ancien régime, que les agents du ministère public étaient les officiers du Roi auprès des tribunaux, ce n’était pas parce que le Roi exerçait le pouvoir exécutif, mais parce que le Roi était le pouvoir souverain. Il n’est donc pas exact, en revanche, de la part des Révolutionnaires, d’avoir fait de ce ministère public, par une transposition purement littérale, les agents du pouvoir exécutif auprès des tribunaux parce que, dans la société démocratique post révolutionnaire, le gouvernement n’est pas le pouvoir souverain. Depuis la Révolution, le pouvoir souverain réside dans la Nation et les officiers du ministère public auraient dû être dits agents de la Nation auprès des tribunaux, ce qui ne se borne pas à une différence nominale. La Nation souveraine s’exprime, en effet, en démocratie, de deux façons : d’une part, par le vote de la loi et, d’autre part, par le choix des gouvernements, deux valeurs qui devraient être également représentées auprès du troisième pouvoir que sont les tribunaux.
Un ministère public bien conçu aurait donc dû être constitué de deux agents : un défenseur de la loi, magistrat indépendant qui ferait entendre le point de vue de la loi, et un représentant du gouvernement, fonctionnaire soumis, qui ferait connaitre aux tribunaux le point de vue de ce gouvernement. Faute de l’avoir compris, mais parce que les faits sont têtus, il ne suffisait pas de dire que les officiers du ministère public étaient les agents du pouvoir exécutif auprès des tribunaux pour qu’ils ne fussent effectivement que cela. Les textes napoléoniens ont donc été amenés, à la suite des textes révolutionnaires, à édifier un système bâtard avec un agent unique mi-parole de la loi et mi-agent du gouvernement dont la situation ne cesse, depuis lors, d’alimenter la polémique.
2) Atténuations.
Le caractère nécessairement hybride du ministère public mi parole de la loi et mi parole du gouvernement a conduit à apporter, surtout à partir de 1958 de nombreuses atténuations à la pureté des principes originairement adoptés et rappelés ci-dessus. Sans les examiner dans un ordre chronologique, on peut résumer la situation à la veille de la dernière réforme.
– Quant à l’exercice de l’action publique, plusieurs atténuations à la subordination totale au garde des Sceaux ont été apportées qui subsistent pour la plupart :
* Nature des ordres susceptibles d’être donnés. Selon l’article 30 alinéa 3 du Code de procédure pénale dans sa version antérieure à 2013, le ministre de la justice pouvait « dénoncer au ministère public les infractions à la loi pénale dont il avait connaissance, lui enjoindre d’engager ou de faire engager des poursuites ou de saisir la juridiction compétente de telles réquisitions écrites qu’il jugeait opportunes ».
De cet article, il résultait que le garde des Sceaux ne pouvait plus donner librement tous les ordres qu’il souhaitait au ministère public. Il lui était interdit de donner l’ordre de ne pas poursuivre une infraction et il ne pouvait donc pas bloquer le cours de la justice pénale.
Une fois la poursuite mise en route, La formule «de telles réquisitions que le ministre juge opportunes» paraissait, au contraire, autoriser le ministre, à donner aux officier du ministère public tous les ordres qu’il jugeait bons et donc éventuellement des consignes d’indulgence dans les réquisitions. Celles-ci étaient cependant admissibles dans la mesure où elles ne pouvaient dessaisir les juridictions et donc entraver le cours de la justice, les juges du siège, qui ne sont pas tenus de suivre les réquisitions du parquet, continuant à juger comme ils l’entendaient.
* Portée de la subordination. – Même si la pratique était, hélas, souvent différente (car il n’y a souvent pas mieux qui ceux qui réclament leur indépendance, pour se soumettre, même quand on ne le leur demande pas), rien n’imposait, ni même n’autorisait les officiers du ministère public à prendre l’initiative de solliciter, dans l’ordre hiérarchique, des instructions ou des conseils sur la façon de conduire les actions qui relevaient de leur compétence. Les seules choses qui leur était imposées était de suivre les ordres qui leur étaient donnés d’initiative et de faire un rapport annuel d’activité qui concernait, à l’évidence leur action passée et n’impliquait rien quant à l’exercice de leurs actions en cours. Dès lors que leur hiérarchie ne s’était pas adressée à eux, les officiers du ministère public étaient libres de leur action. Tout au plus pouvait-on déduire de leur statut subordonné, une obligation d’avertissement de leurs supérieurs afin que ceux-ci puissent éventuellement se déterminer. Mais il ne s’agissait là que d’un maximum dont la légalité, dans le silence de la loi, n’était pas, au surplus, évidente et cela ne devait pas être confondu avec une quelconque obligation de sollicitation.
* Le pouvoir propre des chefs de parquet. – Le très important correctif à la subordination hiérarchique des parquets tenait et tient toujours à ce qu’on appelle le pouvoir propre des chefs de parquets. Si les supérieurs hiérarchiques de chaque degré de l’organisation générale du ministère public sont investis du droit de donner des ordres aux échelons inférieurs, aucun d’eux ne bénéficie d’un pouvoir de substitution pour le cas où ces ordres ne seraient pas exécutés. Seul le chef d’un parquet peut agir dans son parquet. Si le garde des sceaux qui souhaitait intervenir dans le cadre d’une affaire, avait donné un ordre à son propos, mais que le procureur général qui l’avait reçu ne voulait pas le transmettre au procureur de la République concerné ou si le procureur de la République qui l’avait reçu ne voulait pas l’exécuter, l’affaire suivait son cours antérieur. Ces officiers du ministère public pouvaient faire l’objet d’une sanction disciplinaire personnelle, mais celle-ci était sans influence sur le cours de l’action publique dans l’affaire considérée.
* La liberté de parole. – Il existe traditionnellement une limitation à la subordination ou à la dépendance des officiers du ministère public quels qu’ils soient. On la déduit d’un adage de l’Ancien droit selon lequel «Si la plume est serve, la parole est libre». Les membres du ministère public doivent, dans les pièces écrites de la procédure, exprimer la position qui leur a été dictée par leur hiérarchie, mais ils ont la possibilité de faire connaître à l’audience leur sentiment personnel si, par hypothèse, il est différent (art. 37 C.P.P.).
– Quant à la situation statutaire des officiers du ministère public, les principes d’origine ont reçu peu à peu des amodiations dont la rapidité et l’efficacité s’étaient grandement accrues ces dernières années.
En l’état actuel des choses, le Conseil supérieur de la magistrature comprend deux formations, l’une compétente à l’égard des magistrats du siège et l’autre à l’égard des magistrats du parquet. La formation compétente à l’égard des magistrats du parquet, outre des membres communs avec celle du siège (le conseiller d’État, l’avocat et les six personnalités extérieures) est composée de cinq magistrats du parquet et d’un magistrat du siège et est donc symétrique de celle relative aux juges du siège qui comporte cinq représentants des juges du siège et un représentant du ministère public. Son rôle est cependant plus limité. La formation du parquet se borne à donner un avis simple sur la nomination des magistrats du parquet et encore pas tous (ceux du niveau le plus élevé sont nommés en Conseil des ministres et librement choisis) alors que la formation compétente pour les magistrats du siège doit donner un avis conforme pour l’ensemble des nominations et faire des propositions pour les grades les plus élevés. La formation du Conseil supérieur de la magistrature propre au parquet doit donner, d’autre part, un avis sur les sanctions disciplinaires éventuelles alors que les sanctions relatives aux magistrats du siège sont prononcées par la formation du Conseil qui leur est propre et qui a un statut de juridiction.
3) La réforme de 2013.
– Problématique.
La subordination du ministère public au gouvernement a toujours fait périodiquement l’objet de critiques qui se sont grandement accrues depuis une trentaine d’années sur la base d’une remarque récurrente selon laquelle la situation du ministère public permettrait abusivement au gouvernement en place d’intervenir dans des affaires concernant soit ses amis, soit ses adversaires politiques pour tenter de les soustraire à la justice ou au contraire les embarrasser par des poursuites pénales. Et l’on tirait cette possibilité d’intervention, soit directement du droit de donner des ordres relatifs à l’action publique soit indirectement, de la possibilité d’une pression exercée sur les membres du ministère public au travers de craintes ou d’espoirs quant au déroulement de leur carrière.
Il est manifeste que le caractère bancal de l’institution alimentait ces critiques car il est bien difficile de servir correctement deux maîtres à la fois. S’il se produit, ce qui est rare, Dieu merci, dans une société démocratique que les intérêts du gouvernement se trouvent en conflit avec ceux de la loi, les uns ou les autres étaient fatalement occultés, selon le choix que faisait l’officier du ministère public concerné, ce qui est inadmissible.
Si ces remarques ne relevaient pas totalement du phantasme et si des exemples ont été connus, il faut bien voir, cependant, que tout cela est numériquement négligeable dans ce qu’est l’action quotidienne du ministère public et qu’organiser celle-ci uniquement dans cette considération risque d’être tout à fait défavorable au bon déroulement de l’action publique dans la quasi-totalité des cas ordinaires.
Fallait-il donc réformer le ministère public ? Je l’ai autrefois proposé dans un souci de rigueur théorique (ma thèse) : laisser au ministère public actuel la seule défense de la loi en le soustrayant à la tutelle gouvernementale et en alignant son statut sur celui des magistrats du siège ; mais (et ce mais était inséparable, dans ma démonstration, du premier point que nombre d’«interprètes» ont seul retenu parce qu’il les arrangeait) créer simultanément un agent du pouvoir exécutif auprès des tribunaux, pur fonctionnaire chargé d’exposer à ceux-ci les souhaits gouvernementaux quant à l’affaire jugée. Si, en effet, selon Montesquieu, toute démocratie doit connaitre trois pouvoirs (ou plus exactement dans la terminologie de Montesquieu trois fonctions) différenciés, cela n’implique nullement que ces trois fonctions s’ignorent l’une, l’autre et encore moins qu’elles se battent entre elles. Il existe dans les deux chambres du Parlement, chargé d’élaborer la loi, un banc du gouvernement, ce qui n’a jamais choqué personne. On ne voit pas pourquoi le gouvernement chargé d’élaborer la politique pénale comme toutes les autres, devrait être placé dans l’impossibilité de faire connaitre son sentiment dans les procès pénaux qui ne sont jamais que la mise en œuvre de sa politique pénale. A condition toutefois de le faire officiellement et sous ses couleurs et non par la voix d’un magistrat qui doit, par ailleurs, défendre simultanément l’application de la loi.
Si je n’ai jamais changé d’avis sur le fond, j’ai tout de même pris conscience de certains excès de la méthode proposée en raison tant d’un abusif esprit de système (le gouvernement n’a aucune raison de s’intéresser à tous les procès pénaux) que d’une indifférence totale aux considérations d’intendance qui sont deux caractéristiques de la jeunesse. Il est clair qu’aujourd’hui où les considérations budgétaires, sont un élément important à considérer en matière de réformes judiciaires, il est inimaginable que l’on puisse «doubler» véritablement les actuels officiers du ministère public rendus indépendants en créant autant de représentants du gouvernement auprès des tribunaux. Je viens, au surplus, de dire que ce serait tout à fait inutile, le gouvernement n’ayant que très rarement à faire connaitre un point de vue particulier dans les poursuites pénales.
Un diminutif de la même idée est alors concevable et budgétairement supportable, que j’avais suggéré dans mes Propositions de réforme du Code de procédure pénale (p. 4 et s.). Il consisterait à accorder au ministère public actuel une totale indépendance (d’action et statutaire) mais à donner corrélativement au gouvernement, en tant que tel, la possibilité, de faire ouvrir, s’il le souhaite, une action publique par plainte directe du garde des Sceaux auprès des autorités judiciaires concernées par l’affaire qui le préoccupe, puis à faire exercer cette action par une personne de son choix (fonctionnaire, avocat ou mandataire ad hoc) dans le sens souhaité par lui et à lui accorder aussi le droit, dans les mêmes conditions, d’adjoindre une intervention gouvernementale dans une action décidée et conduite par le ministère public, en toute hypothèse toujours présent dans toute action.
Il faut croire que la formule n’était pas si mauvaise puisqu’un garde des Sceaux ultérieur se l’est appropriée, dans un projet de réforme qui n’a pas abouti, en oubliant de signaler ses sources. Mais il est vrai qu’on écrit pour convaincre (surtout dans le cadre d’un rapport remis à un garde des Sceaux, même s’il a changé dans l’intervalle) et il ne faut pas se plaindre lorsqu’on l’a fait.
Malheureusement, le dernier état du droit positif ne va pas dans le même sens. Il prétend se diriger vers une réelle indépendance du ministère public actuel, mais sans son corolaire indispensable à nos yeux d’une représentation possible du gouvernement et surtout dans une totale incohérence.
– La loi du 25 juillet 2013 et sa circulaire d’application.
La loi du 25 juillet diminue la portée des ordres qui peuvent être donnés par le ministre aux membres du ministère public, mais il n’est rien prévu pour que le gouvernement puisse manifester son point de vue auprès des tribunaux dès lors qu’il juge utile de le faire connaitre, ce qui fait que le système demeure bancal. Rien n’est davantage prévu pour modifier la situation statutaire du ministère public, ce qui est moins discutable que le premier point, même si c’est celui qui fâche le plus les magistrats. Certes, la loi nouvelle a supprimé la possibilité pour le gouvernement de donner certains ordres mais elle n’a pas supprimé la possibilité générale de donner des ordres, ce qui continue de singulariser le ministère public au sein de la magistrature et peut justifier, dans la perspective adoptée, que sa situation statutaire demeure différente.
Quant à la réforme de fond de la procédure, elle parait en total décalage avec ce qu’il aurait convenu de faire. Même en partageant le point de vue soutenu par ceux qui l’ont présentée, elle parait, en effet, complètement incohérente. Il peut y avoir deux explications possibles. La première est que, comme en 1792, le garde des Sceaux n’a pas compris la portée de la réforme qu’il établissait. La seconde, serait que la réforme n’était, dans l’esprit de ses promoteurs que de la « poudre aux yeux » ceux-ci s’efforçant de reprendre d’une main la liberté qu’ils prétendaient donner de l’autre aux officiers du ministère public. Il est difficile de trancher pour le moment.
Le principe annoncé par la loi du 25 juillet 2013 qui va jusqu’à modifier en ce sens les intitulés correspondants du Code de procédure pénale est que la « politique pénale » relève comme toute politique du gouvernement et donc du garde des Sceaux mais que la « politique d’action publique » est confiée aux magistrats du ministère public et à eux seuls. La réforme en tire la conséquence que si le garde des Sceaux peut publier des circulaires d’instructions générales quant à la poursuite des infractions, il lui est impossible d’intervenir désormais dans la conduite des affaires individuelles qui n’est que des magistrats du ministère public. Ce principe n’est pas cependant absolument consacré puisque le Garde des Sceaux conserve son pouvoir d’action individuelle dès lors que le ministère public en cause est le Procureur général près la Cour de cassation (ordre de former un pourvoi en cassation dans l’intérêt de la loi, de former un pourvoi en révision, ou de réexaminer une décision critiquée par la Cour E.D.H.) ou que la question posée est d’ordre international (extradition, saisie internationale, transferts de condamnés, etc…). Le retrait du garde des Sceaux de l’exercice de l’action publique ne concerne donc que la hiérarchie des parquets que l’on peut dire « ordinaires » celui de la cour d’appel (procureurs généraux) et du tribunal de grande instance (procureurs de la République).
Si le seul principe de la loi était bien de distinguer entre la politique pénale confiée au garde des Sceaux et l’action publique, confiée au ministère public, il suffisait de modifier un seul article du Code de procédure pénale, l’article 30, puisque c’était le seul qui faisait référence au garde des Sceaux. Rien n’imposait de changer quoi que ce soit d’autre à l’action des officiers du ministère public. Or la réforme ne se borne pas à cela. Sans qu’aucune explication ne soit donnée, elle crée, pour les procureurs généraux, une obligation, qui n’existait pas jusque-là, de rendre des comptes au ministre de la Justice sur les affaires en cours, non seulement d’« initiative » mais aussi « sur demande du ministre de la Justice » (art. 35 nouveau du C.P.P.). Et l’on ne peut qu’être confondu lorsqu’on lit dans la circulaire « d’application » de la loi du 25 juillet 2013 que « l’article 35 du Code de procédure pénale maintient la formulation selon laquelle… ». On voit mal, en effet, comment la loi nouvelle pourrait « maintenir » une formulation qui n’existait pas jusque-là. Ce qui était prévu, en effet, par l’ancien article 35 du Code de procédure pénale était que le procureur de la République (magistrat du ministère public) pouvait faire des rapports au procureur général dont il dépendait (autre magistrat). Il n’était pas prévu par ce texte, même lorsque le ministre de la Justice pouvait donner des ordres relatifs à des affaires particulières, que le procureur général ait à lui rendre des comptes d’initiative ou à sa demande. Que certains l’ait fait est connu mais ce n’était pas la loi. On ne peut donc que s’étonner que cette obligation de rendre des comptes apparaisse dans la loi au moment où le garde des Sceaux prétend se retirer de l’exercice de l’action publique. Or non seulement la loi le prévoit, mais encore la circulaire d’application donne à cette obligation une étendue à partir de laquelle on voit mal ce qui pourrait y échapper (gravité des faits ; trouble manifestement grave à l’ordre public ; personnalité de l’auteur ou de la victime – VIP publics ou privés – ; nombre élevé de victimes ; infractions concernant des faits ciblés comme relevant d’une priorité de politique pénale ou nécessitant une actions coordonnée des pouvoirs publics ; infractions représentant une nouvelle forme de criminalité ou relevant de la criminalité organisée ; médiatisation possible ou effective de la procédure ; difficulté juridique ou institutionnelle posant une question dépassant le cadre d’un seul ressort ; dimension internationale de l’affaire). Et il est encore précisé que «les parquets généraux doivent informer la Chancellerie régulièrement, de manière complète et en temps utile (pourquoi faire puisque le ministre ne peut intervenir ?) des procédures les plus significatives » et que « les parquets généraux doivent répondre avec diligence (même question)…aux demandes d’information ponctuelles du garde des Sceaux ».
La justification que la circulaire donne à ce devoir d’information imposé au ministère public est , d’une part, que le garde des Sceaux doit pouvoir adapter la politique pénale, d’autre part qu’il doit être en mesure de répondre aux organismes ou aux parlementaires qui l’interrogent sur une affaire en cours, ensuite que le garde des Sceaux conserve des prérogatives internationales, enfin que les procureurs généraux peuvent avoir besoin de soutien technique.
L’argument international est le seul qui ne soit pas dénué de pertinence puisque le ministre y conserve un rôle.
L’invocation de la nécessité d’adapter la politique pénale n’est pas sérieuse. On n’adapte par une politique tous les huit jours. Cette adaptation ne peut résulter efficacement que du rapport annuel d’exercice d’action publique dressé par les procureurs généraux à partir des rapports des procureurs de la République. ces rapports doivent, à l’évidence, concernés des actions passées, être généraux et synthétiques et n’ont pas, en conséquence, à tenir compte des poursuites individuelles en cours. Et ils doivent d’autant moins le faire qu’il leur serait impossible de faire autrement sans violer le secret de l’instruction qui, dès lors que le garde des Sceaux est étranger à l’exercice de l’action publique, s’impose à son égard comme à celui de toute autre personne alors surtout que le rapport que le ministre tirera de ceux des procureurs généraux doit être communiqué au Parlement.
La même raison prive de tout sens une demande qui aurait pour but de répondre à une interrogation externe. Si un parlementaire était suffisamment ignorant ou peu attentif aux réformes qui ont été votées pour poser au ministre de la Justice une question sur une affaire particulière, la seule réponse que pourrait faire le garde des Sceaux serait « je l’ignore puisque je ne peux pas intervenir dans le traitement des affaires individuelles ».
Reste l’argument tiré d’un besoin qu’un procureur général pourrait avoir d’un soutien technique. Il n’est pas dénué d’intérêt mais il est clair qu’avec le nouveau régime légal ce soutien ne peut être obtenu d’une direction du ministère de la Justice, à peine de rendre le système totalement incohérent, ce qui est pourtant fait. Cela révèle que, dès lors que la direction de l’action publique est retirée au ministre pour être confiée au ministère public, ce que l’on nous dit, il faut créer un échelon supérieur à la hiérarchie de celui-ci qui soit confié à un magistrat pour assurer la cohérence nationale de l’action publique. Lors de réformes précédentes avortées, plusieurs pistes avaient été envisagées. J’ai toujours soutenu de le chef naturel du ministère public, dans son ensemble, ne pouvait être que le Procureur général près la Cour de cassation qu’il faut réintroduire au sommet de la pyramide hiérarchique et doter d’une partie de l’infrastructure qui est aujourd’hui celle de la Direction des affaires criminelles et des grâces afin de lui permettre, en plus de son rôle de chef du parquet de la Cour de cassation, de diriger nationalement l’exercice de l’action publique dont on nous dit qu’il ne relève plus du garde des Sceaux.
Inutile et incohérent, le droit positif actuel , qui ne répond pas aux réels problèmes posés par le ministère public, ne nous parait pas pouvoir fonctionner longtemps harmonieusement.
Lire, bien entendu, « UN procureur général national » (qui pourrait, naturellement être un homme ou une femme, mais cette coquille de frappe ne trahissait aucun parti-pris à ce égard !).
C’est une analyse magistrale. Quelques remarques :
– On ne soulignera jamais assez que le ministère public dit « à la française » (et, il en est pour qui c’est une manière de le dénigrer…) est une remarquable construction, qui a cette supériorité sans conteste en regard des systèmes anglo-saxons -qui ont gardé l’empreinte des droits les plus archaïques-, de confier le redoutable pouvoir de poursuivre, le pouvoir d’accuser officiellement -véritable jugement de première ligne, jugement sur les premières apparences de culpabilité-, qui, même après décision finale établissant une innocence, peut avoir des conséquences irréversibles et graves, à un magistrat et non à un simple « agent du pouvoir exécutif », fonctionnaire subordonné.
– Avocat de la Nation, du corps social dans son entier, et, tout simplement de la loi, le ministère public doit pouvoir, sans qu’il y ait contradiction, recevoir du garde des sceaux, des informations sur la position et les attentes du gouvernement -qui a une mission et une responsabilité, lui aussi, dans l’application de la loi et la garantie des grands intérêts publics ; avec sa liberté de magistrat de ne pas en tenir compte dans tel ou tel cas particulier, mais, avec l’obligation de loyauté de le faire savoir aux juges, auprès de qui il doit se faire l’expression de leur environnement social ; la circulation de l’information dans les deux sens n’est donc pas choquante en elle-même : le parquet est l’interface entre le juge et le reste de la société, au sein duquel les pouvoirs publics jouent un rôle éminent et essentiel. Tout au plus doit-elle savoir se limiter -ne serait-ce que pour conserver un minimum d’efficacité pratique ! (trop d’infos. tue l’info.).
– L’ambiguïté naît, depuis longtemps, du fait que le garde des sceaux est à la fois une autorité politique, membre d’un gouvernement, émanation d’une majorité, et, un rouage, de fait et de droit, de l’institution judiciaire, par son rôle de chef du parquet. Ce serait donc une clarification essentielle, symboliquement au moins (mais, en l’occurrence, les symboles sont tout), si le chef fonctionnel des parquets était, comme certains l’ont proposé, une procureur général national, central (comme cela existe dans certains pays). En revanche, on ne sera pas d’accord avec Mme Rassat pour ce soit le procureur général près la Cour de Cassation : celui-ci a un rôle spécifique, original, et, il doit rester en dehors de cette hiérarchie ; il faudrait, au contraire, un magistrat de rang équivalent, supérieur à celui des autres procureurs généraux, nommé dans des conditions présentant des garanties (par exemple, un avis du C.S.M., et, une durée de mandat déterminée). Le ministre n’apparaîtrait plus comme le chef du parquet, ni en droit ni en fait. Rien ne l’empêchant, le cas échéant, de se faire représenter par un avocat ad hoc lorsqu’il estimerait devoir être présent, en tant qu’autorité administrative et politique, dans un procès (on peut gager que cela resterait exceptionnel !).
– On fantasme trop dans les polémiques sur le poids de la Chancellerie dans le fonctionnement du parquet : c’est, pour l’essentiel, de l’histoire ancienne, et, l’on pourrait plutôt reprocher au ministère son impuissance et ses carences : les magistrats de base se moquent des circulaires, qu’ils ne lisent même pas toujours, et, il est devenu bien rare que le pouvoir se risque à donner, même par téléphone, des instructions un tant soit peu précises (dont il sait qu’elle se retrouveront rapidement à la une de tel quotidien ou hebdomadaire critique -comme, par exemple, on l’a vu lors de l’affaire Bettencourt, où les rendez-vous discrets du procureur avec le conseiller du Président ne sont pas restés longtemps secrets…) ; en revanche, la servilité empressée et spontanée de certains hiérarques, cela existe… (mais, des exemples comme le précité devraient faire réfléchir les candidats à venir : un magistrat trop visiblement zélé pour le pouvoir politique devient vite encombrant pour ce dernier, et, il perd sur tous les tableaux, carrière et honneur !).